Un an maintenant que j'écris ces chroniques et j'ai le sentiment, quand je regarde ce qui a été déjà dit ici, que je tourne (un peu) autour du pot...
Alors peut être qu'en ces temps difficiles, ces temps d'urgence, de panique parfois, d'incertitude souvent, de colère aussi, ai-je envie de ne plus occulter la poutre, ou l'éléphant, ou ce que vous pouvez imaginer de gros, de lourd, de très visible mais dont on ne parle pas. Dont je ne parle pas.
Ce que nous faisons avec nos élèves est précieux, voire inestimable car à la hauteur des enjeux qui nous sont confiés : en tant qu'enseignante de français, je suis celle qui va les ouvrir à leur nouvel univers, qui vais leur donner les clés de leur environnement quotidien (juste : acheter du pain, demander son chemin dans la rue, accompagner ses parents chez le médecin et se charger de la traduction...).
Je suis surtout la première représentante de cette éducation nationale qui va les accueillir pendant toute leur scolarité.
Je me dois donc d'en montrer le visage le plus bienveillant possible, le plus exactement adapté à ce qu'ils sont, à ce qu'ils traversent. Je me dois de leur donner confiance, en eux, en leurs capacités scolaires, en leurs compétences sociales, à un moment où ils sont fragilisés par leur migration, loin de leur famille, de leurs amis, de leur pays natal. Je me dois de leur transmettre les valeurs collectives qui nous sont chères : la solidarité, l'entraide, l'empathie, et puis l'égalité, la fraternité...
Je me dois de leur donner les bases sur lesquelles ils vont s'appuyer lorsqu'ils vont quitter le dispositif et qu'ils vont se retrouver confrontés au mieux à l'indifférence polie (combien de mes collègues différencient, combien prennent en compte leur statut d'allophone qui pourtant doit être présent à leur esprit pendant la totalité de la scolarité de l'élève, sachant qu'on considère que la langue de scolarisation n'est réellement acquise qu'au bout de sept à huit ans), au pire au rejet (rare heureusement, le racisme n'est encore, et c'est tant mieux, jamais bien vu au sein de la communauté des profs).
Je n'ai pas besoin de leur transmettre le reste : le courage, la force, la résilience, ils l'ont, chevillés à leur âme d'enfant, je l'ai maintes fois évoqué dans mes posts, ne laissant de m'émerveiller à chaque fois que j'en suis témoin.
Ne pense pas, lecteur (trice), que je sois atteinte d'un symptôme type grosse tête, qui me ferait imaginer une importance que nous n'avons pas : j'ai été prof de lettres pendant dix ans avant de venir enseigner sur un dispositif et j'ai de quoi mesurer les différences entre mes deux métiers.
Bien sûr, je pense avoir marqué quelques élèves lors de mes missions en Lettres. Bien sûr, j'ai été pour certain(e)s cette prof qui donne envie, qui réconcilie, qui fait bouger les lignes, qui aide à opérer de précieuses bascules.
Mais rien de comparable avec ce que je vis depuis que je travaille avec les allophones : je suis importante pour chacun(e) d'entre eux, à des degrés divers évidemment, en ce que je suis la représentante initiale de cette France qui les accueille, cette France rêvée par leurs parents et où ils imaginent de construire leur vie future, cette France enfin, qui leur fera une place digne de ce nom par mon humble intermédiaire.
Alors, où est le problème me direz vous ? Tout roule, tu es cette prof en face de ces élèves et tout va bien dans le meilleur des mondes allophones !!!
Non, justement, tout ne va pas bien et selon moi, il y a deux raisons à cela (si vous en trouvez d'autres, soyez les bienvenu(e)s ) :
- Dans mon académie, contrairement à ce qu'il se passe dans les autres académies de France, on ne fait que ça, prof de français avec les allophones, la totalité de notre service (18 heures) est dédié au dispositif et nous n'avons pas de service comme prof de lettres. Cela nous isole, cela nous radicalise aussi, enfermés que nous sommes dans un système qui fonctionne en circuit fermé (pas d'équipe, pas de collègues solidaires, pas de moments de respiration non plus). Cette importance disproportionnée que je décris plus haut, c'est celle qu'on nous donne, nous n'avons pas le choix de faire autrement ! Et, même si nous en retirons une certaine fierté (c'est si bon de se sentir utile...), elle nous use, nous grignote, nous tue à petits feux.
- Dans mon académie, contrairement à partout ailleurs en France, on nous impose de gérer les allophones sur des nombres défiant toute logique : 28, 30, 40 élèves par an, lorsqu'on sait qu'un enseignant UPE2A fait correctement son travail avec un groupe de 15/20 élèves au grand maximum. Inenvisageable ailleurs (quand je l'évoque avec des collègues d'autres académies, juste elles hallucinent), c'est pourtant notre quotidien depuis le passage en dispositif.
Et sans, dois-je le préciser, de dispositif NSA, ce qui nous oblige en plus de ce nombre incroyable, à gérer des élèves qui, ailleurs bénéficient de structures adaptées (car l'enseignement ne peut être le même si on a été scolarisé ou pas).
Les deux aspects que je viens de décrire sont évidemment liés : c'est parce que nous avons 18 heures avec nos élèves que nous sommes censés ne jamais en avoir le même nombre en présentiel et donc que, par le jeu complexe des groupes et des inclusions, nous pouvons en absorber autant. Cette lecture de la circulaire réglementant le dispositif, seule mon académie l'a opérée, sans concertation aucune avec les principaux concernés (les enseignants, les parents d'élèves) et je n'ai de cesse de m'interroger sur ce qui l'a motivée. Oui, il y a économie de moyens puisque cela permet de ne pas ouvrir de nouveaux dispositifs avec des professeurs qui assument le double de leur charge habituelle de travail (dois-je préciser, sans avoir jamais été augmentés ?). Mais est-ce vraiment là le but ? Puisque si nous assumions une mission de prof de lettres, cela permettrait aussi d'économiser quelques heures...
Aussi, dans mon académie, l'allophonie est le nom d'une inégalité territoriale criante alors même qu'elle est normalement garantie par la notion d’éducation nationale, elle est le lieu d'une mise en difficulté majeure d'enfants migrants dans des proportions inédites, elle est la source d'échecs silencieux dans une indifférence crasse (car personne n'en parle, tout le monde s'en fout, et les familles sont bien trop désarmées et isolées pour réclamer quoi que ce soit). Et que dire du désarroi des enseignants d'UPE2A qui assistent, épuisés et impuissants, à ce désastre annoncé ?
Alors, dans mon académie, de quoi Allophonie est-il le nom ?
Alors peut être qu'en ces temps difficiles, ces temps d'urgence, de panique parfois, d'incertitude souvent, de colère aussi, ai-je envie de ne plus occulter la poutre, ou l'éléphant, ou ce que vous pouvez imaginer de gros, de lourd, de très visible mais dont on ne parle pas. Dont je ne parle pas.
Ce que nous faisons avec nos élèves est précieux, voire inestimable car à la hauteur des enjeux qui nous sont confiés : en tant qu'enseignante de français, je suis celle qui va les ouvrir à leur nouvel univers, qui vais leur donner les clés de leur environnement quotidien (juste : acheter du pain, demander son chemin dans la rue, accompagner ses parents chez le médecin et se charger de la traduction...).
Je suis surtout la première représentante de cette éducation nationale qui va les accueillir pendant toute leur scolarité.
Je me dois donc d'en montrer le visage le plus bienveillant possible, le plus exactement adapté à ce qu'ils sont, à ce qu'ils traversent. Je me dois de leur donner confiance, en eux, en leurs capacités scolaires, en leurs compétences sociales, à un moment où ils sont fragilisés par leur migration, loin de leur famille, de leurs amis, de leur pays natal. Je me dois de leur transmettre les valeurs collectives qui nous sont chères : la solidarité, l'entraide, l'empathie, et puis l'égalité, la fraternité...
Je me dois de leur donner les bases sur lesquelles ils vont s'appuyer lorsqu'ils vont quitter le dispositif et qu'ils vont se retrouver confrontés au mieux à l'indifférence polie (combien de mes collègues différencient, combien prennent en compte leur statut d'allophone qui pourtant doit être présent à leur esprit pendant la totalité de la scolarité de l'élève, sachant qu'on considère que la langue de scolarisation n'est réellement acquise qu'au bout de sept à huit ans), au pire au rejet (rare heureusement, le racisme n'est encore, et c'est tant mieux, jamais bien vu au sein de la communauté des profs).
Je n'ai pas besoin de leur transmettre le reste : le courage, la force, la résilience, ils l'ont, chevillés à leur âme d'enfant, je l'ai maintes fois évoqué dans mes posts, ne laissant de m'émerveiller à chaque fois que j'en suis témoin.
Ne pense pas, lecteur (trice), que je sois atteinte d'un symptôme type grosse tête, qui me ferait imaginer une importance que nous n'avons pas : j'ai été prof de lettres pendant dix ans avant de venir enseigner sur un dispositif et j'ai de quoi mesurer les différences entre mes deux métiers.
Bien sûr, je pense avoir marqué quelques élèves lors de mes missions en Lettres. Bien sûr, j'ai été pour certain(e)s cette prof qui donne envie, qui réconcilie, qui fait bouger les lignes, qui aide à opérer de précieuses bascules.
Mais rien de comparable avec ce que je vis depuis que je travaille avec les allophones : je suis importante pour chacun(e) d'entre eux, à des degrés divers évidemment, en ce que je suis la représentante initiale de cette France qui les accueille, cette France rêvée par leurs parents et où ils imaginent de construire leur vie future, cette France enfin, qui leur fera une place digne de ce nom par mon humble intermédiaire.
Alors, où est le problème me direz vous ? Tout roule, tu es cette prof en face de ces élèves et tout va bien dans le meilleur des mondes allophones !!!
Non, justement, tout ne va pas bien et selon moi, il y a deux raisons à cela (si vous en trouvez d'autres, soyez les bienvenu(e)s ) :
- Dans mon académie, contrairement à ce qu'il se passe dans les autres académies de France, on ne fait que ça, prof de français avec les allophones, la totalité de notre service (18 heures) est dédié au dispositif et nous n'avons pas de service comme prof de lettres. Cela nous isole, cela nous radicalise aussi, enfermés que nous sommes dans un système qui fonctionne en circuit fermé (pas d'équipe, pas de collègues solidaires, pas de moments de respiration non plus). Cette importance disproportionnée que je décris plus haut, c'est celle qu'on nous donne, nous n'avons pas le choix de faire autrement ! Et, même si nous en retirons une certaine fierté (c'est si bon de se sentir utile...), elle nous use, nous grignote, nous tue à petits feux.
- Dans mon académie, contrairement à partout ailleurs en France, on nous impose de gérer les allophones sur des nombres défiant toute logique : 28, 30, 40 élèves par an, lorsqu'on sait qu'un enseignant UPE2A fait correctement son travail avec un groupe de 15/20 élèves au grand maximum. Inenvisageable ailleurs (quand je l'évoque avec des collègues d'autres académies, juste elles hallucinent), c'est pourtant notre quotidien depuis le passage en dispositif.
Et sans, dois-je le préciser, de dispositif NSA, ce qui nous oblige en plus de ce nombre incroyable, à gérer des élèves qui, ailleurs bénéficient de structures adaptées (car l'enseignement ne peut être le même si on a été scolarisé ou pas).
Les deux aspects que je viens de décrire sont évidemment liés : c'est parce que nous avons 18 heures avec nos élèves que nous sommes censés ne jamais en avoir le même nombre en présentiel et donc que, par le jeu complexe des groupes et des inclusions, nous pouvons en absorber autant. Cette lecture de la circulaire réglementant le dispositif, seule mon académie l'a opérée, sans concertation aucune avec les principaux concernés (les enseignants, les parents d'élèves) et je n'ai de cesse de m'interroger sur ce qui l'a motivée. Oui, il y a économie de moyens puisque cela permet de ne pas ouvrir de nouveaux dispositifs avec des professeurs qui assument le double de leur charge habituelle de travail (dois-je préciser, sans avoir jamais été augmentés ?). Mais est-ce vraiment là le but ? Puisque si nous assumions une mission de prof de lettres, cela permettrait aussi d'économiser quelques heures...
Aussi, dans mon académie, l'allophonie est le nom d'une inégalité territoriale criante alors même qu'elle est normalement garantie par la notion d’éducation nationale, elle est le lieu d'une mise en difficulté majeure d'enfants migrants dans des proportions inédites, elle est la source d'échecs silencieux dans une indifférence crasse (car personne n'en parle, tout le monde s'en fout, et les familles sont bien trop désarmées et isolées pour réclamer quoi que ce soit). Et que dire du désarroi des enseignants d'UPE2A qui assistent, épuisés et impuissants, à ce désastre annoncé ?
Alors, dans mon académie, de quoi Allophonie est-il le nom ?
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